Préjudice moral des familles : comment les tribunaux évaluent les erreurs liées au décès ?

Eliott RUBINI    |   07/07/2025
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Inversion de corps, crash aérien, cercueil perdu : comment la justice évalue le préjudice moral subi par les familles dans ces situations funéraires ?
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Ces dernières années, plusieurs événements dramatiques ont profondément bouleversé des familles déjà éprouvées par la perte d’un proche. Parmi les situations les plus marquantes : la perte d’un cercueil par une compagnie aérienne, l’inversion de dépouilles à la sortie d’un établissement de santé, le retard de livraison d’un cercueil à l’aéroport, ou encore le décès de passagers lors d’une catastrophe aérienne.

Ces incidents, bien que différents, ont un point commun : ils génèrent un préjudice moral intense, qui vient aggraver une période de deuil déjà douloureuse. Aux formalités administratives et à la douleur de la disparition, s’ajoute une souffrance supplémentaire, souvent liée à une erreur humaine ou logistique, difficilement compréhensible pour les proches.

Ces cas ne sont pas totalement nouveaux dans l’histoire du funéraire, mais leur fréquence et visibilité médiatique se sont fortement accrues. L’amplification par les réseaux sociaux et la médiatisation instantanée ont renforcé l’impact émotionnel de ces situations, provoquant une forte réaction de l’opinion publique. Par ailleurs, la mobilité croissante des familles et des défunts rend ce type d’incident plus courant, et expose davantage les professionnels à des situations complexes.

Dans ce contexte, la demande d’indemnisation pour préjudice moral devient centrale. Or, évaluer ce type de préjudice reste une tâche délicate : il ne peut se résumer à une valeur marchande. L’exemple de l’envoi d’une urne par voie postale en témoigne : même s’il est fortement déconseillé, ce type d’expédition implique une déclaration de valeur marchande... totalement inadaptée face à la valeur affective et symbolique de l’objet.

Pour mieux comprendre comment la justice appréhende ces situations, notre analyse portera sur trois cas concrets :

  • l’inversion de corps dans un établissement de santé,
  • un décès survenu lors d’une catastrophe aérienne,
  • et la perte d’un cercueil en cours de transport par une compagnie aérienne.

À travers ces exemples, nous verrons comment est évalué le préjudice moral subi par les familles, en fonction de la nature des faits, de leur gravité et des responsabilités engagées.

Préjudice moral lié à une inversion de corps : quelle responsabilité pour l’hôpital ?

Une affaire récente, jugée par la cour administrative d’appel de Nantes le 12 juillet 2024, illustre les conséquences juridiques d’une erreur d’identification d’un corps au sein d’un établissement hospitalier. Le CHRU de Rennes, gestionnaire de la chambre mortuaire, a reconnu qu’une erreur d’identitovigilance avait été commise : un corps a été remis par erreur aux pompes funèbres, à la place de celui du défunt attendu par la famille.

Cette faute de l’établissement, liée à une défaillance dans l’organisation du service, a profondément affecté les proches. Elle a eu pour conséquence directe la violation des rites religieux musulmans, essentiels pour la famille endeuillée, contrainte de prier devant une personne inconnue.

Dans un premier temps, la famille a saisi le tribunal administratif de Rennes, réclamant 10 000 € au titre du préjudice moral, en raison des conditions indignes dans lesquelles les obsèques ont eu lieu. Par un jugement du 22 décembre 2023, le tribunal a reconnu la responsabilité du CHRU, mais a limité l’indemnisation à 4 000 €.

Estimant ce montant insuffisant, la famille a fait appel, exposant que l’erreur n’a été constatée qu’à l’arrivée au cimetière. Le corps erroné avait déjà été mis en bière, transporté à la mosquée, puis retourné au funérarium. Ce dysfonctionnement a empêché la tenue de la cérémonie religieuse en présence du défunt, privant la famille des prières et de l’hommage rituel nécessaires au bon déroulement du deuil.

La cour administrative d’appel de Nantes a reconnu la gravité de l’atteinte aux convictions religieuses et au respect dû au défunt, portant le montant de l’indemnisation à 5 000 €, en appréciation du préjudice moral subi.

Cette affaire soulève une question récurrente : les indemnisations du préjudice moral sont-elles à la hauteur de la souffrance vécue ? Si l’on peut s’étonner de la modération des montants accordés ici bien inférieurs à la demande initiale, cela s’explique par la pratique indemnitaire française, généralement plus prudente que celle d'autres pays. Les juridictions apprécient ce type de préjudice selon plusieurs critères : la gravité de l’atteinte, l’âge du défunt, son espérance de vie, ou encore les circonstances du décès. La réparation reste soumise à l’appréciation souveraine du juge, et peut toujours faire l’objet d’un recours.

À titre d’indication, nous vous donnons les fourchettes d’indemnisation qui existent selon le barème de l’association 2AV (Association d’aide aux Victimes) :

  • Préjudice moral du conjoint (ou concubin) en cas de décès de l’autre conjoint : 20 000 € à 30 000 €
  • Préjudice moral de l’enfant en cas de décès du père ou de la mère :
    • Enfant mineur : 20 000 € à 30 000 €
    • Enfant mineur déjà orphelin, majoration de 40 % à 60 %
    • Enfant majeur vivant au foyer : 15 000 € à 20 000 €
    • Enfant majeur vivant hors du foyer : 11 000 € à 15 000 €
  • Préjudice moral du parent pour la perte d’un enfant :
    • Si l’enfant vivait au foyer : 20 000 € à 30 000 €
    • Si l’enfant vivait hors du foyer : 13 000 € à 20 000 €
  • Préjudice moral des frères et sœurs :
    • Vivant au sein du même foyer : 9 000 € à 15 000 €
    • Ne vivant pas au même foyer : 6 000 € à 10 000 €
  • Préjudice moral du grand-parent pour la perte d’un petit-enfant :
    • Vivant au sein du même foyer : 11 000 € à 15 000 €
    • Ne vivant pas au même foyer : 7 000 € à 12 000 €
  • Préjudice moral du petit-enfant pour la perte d’un grand-parent :
    • Vivant au sein du même foyer : 11 000 € à 15 000 €
    • Ne vivant pas au même foyer : 7 000€ à 12 000 €

Préjudice moral : comment sont indemnisées les familles après une catastrophe aérienne ?

En cas de catastrophe aérienne, les compagnies aériennes sont tenues d’indemniser les familles des victimes, qu’elles soient ou non reconnues responsables de l’accident. Ce principe repose sur la Convention de Montréal de 1999, qui institue un régime de responsabilité élargi et quasi-automatique pour les transporteurs aériens.

Selon l’article 17 de cette convention :

« Le transporteur est responsable du préjudice survenu en cas de mort ou de lésion corporelle subie par un passager, par cela seul que l’accident qui a causé la mort ou la lésion s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toutes opérations d’embarquement ou de débarquement. »

Ce texte fonde la présomption de responsabilité du transporteur, rendant inutile toute démonstration de faute par les familles. Toutefois, les premiers versements effectués à la suite d’un drame ne doivent pas être interprétés comme une reconnaissance de responsabilité. Il s’agit d’avances sur indemnisation, prévues à l’article 28 de la même convention :

« En cas d’accident d’aviation entraînant la mort ou la lésion de passagers, le transporteur […] versera sans retard des avances aux personnes physiques qui ont droit à un dédommagement pour leur permettre de subvenir à leurs besoins économiques immédiats. Ces avances ne constituent pas une reconnaissance de responsabilité […]. »

Ainsi, dès que les décès sont confirmés, les compagnies aériennes initient généralement un processus de négociation amiable via leurs assureurs. Elles cherchent à limiter les effets médiatiques du drame tout en préservant leur image. Si les discussions échouent, les familles peuvent alors engager une procédure judiciaire pour faire valoir leurs droits.

À titre d’exemple, après le crash du Boeing 777 de la Malaysia Airlines, les proches des victimes n’avaient perçu qu’une avance de 37 000 €, en attendant l’issue d’une procédure plus longue.

L’évaluation des indemnisations repose ensuite sur plusieurs types de préjudices :

  1. Le préjudice moral, dont le montant varie selon le lien de parenté avec la victime. Il est généralement évalué par des experts mandatés, qui tiennent compte du degré d’affection, de la proximité, et du choc émotionnel.
  2. Le préjudice émotionnel aggravé, en fonction de la violence de l’accident et des circonstances du décès. Les catastrophes particulièrement traumatisantes peuvent entraîner une majoration des indemnisations.
  3. Le préjudice économique, dans le cas où la victime participait de manière significative aux ressources du foyer (ex. : parent d’enfants à charge, soutien de personnes dépendantes ou en situation de handicap). Ce type de préjudice est évalué en tenant compte de la perte de revenus futurs et des charges supportées par les ayants droit.

Malgré ces principes, les montants versés aux familles varient fortement d’une affaire à l’autre. L’appréciation des tribunaux, les différences de législations nationales, ou encore la puissance de négociation des parties influencent largement l’indemnisation finale.

Pourquoi toutes les familles ne perçoivent-elles pas la même indemnisation ?

Les différences parfois très marquées entre les montants d’indemnisation accordés aux familles de victimes d’un même accident aérien peuvent susciter l’incompréhension. Pourtant, ces écarts trouvent leur origine dans les règles fixées par les conventions internationales, en particulier la Convention de Montréal de 1999, qui régit la responsabilité des transporteurs aériens.

L’article 33 de cette convention laisse au demandeur le choix de la juridiction compétente pour engager une action en responsabilité. Il dispose :

« L’action en responsabilité devra être portée, au choix du demandeur, dans le territoire d’un des États parties, soit devant le tribunal du domicile du transporteur, du siège principal de son exploitation ou du lieu où il possède un établissement par le soin duquel le contrat a été conclu, soit devant le tribunal du lieu de destination. »

Ce libre choix entre plusieurs tribunaux implique que chaque famille peut saisir une juridiction différente, selon son lieu de résidence ou celui du transporteur. Or, chaque pays applique des règles d’indemnisation propres, issues de sa jurisprudence et de ses critères d’évaluation du préjudice.

Ainsi, une même catastrophe peut donner lieu à des montants très inégaux, en fonction de la juridiction saisie. Par exemple, aux États-Unis, les tribunaux sont connus pour accorder des réparations financières très élevées, notamment dans le cadre de class actions (actions collectives). À l’inverse, d’autres pays européens, dont la France, appliquent des grilles d’indemnisation beaucoup plus restrictives.

Ce contraste a été souligné lors du traitement des indemnisations liées au vol Rio-Paris (AF447). Une famille américaine a obtenu près de 2,98 millions d’euros, tandis qu’une famille européenne n’a perçu que 186 000 € pour des faits identiques.

Ces écarts, qui peuvent aller de 1 à 10, traduisent non pas une différence dans la gravité du préjudice, mais une inégalité liée aux systèmes juridiques nationaux, source d’incompréhensions et de frustrations pour les familles.

Préjudice moral : quelles conséquences en cas de perte ou de retard d’un cercueil ?

Revenons sur le cas d’une compagnie aérienne qui avait temporairement perdu la trace d’un cercueil transporté à bord de l’un de ses vols commerciaux. L’incident, relayé par les médias, avait provoqué une forte émotion tant dans l’opinion publique que parmi les professionnels du secteur funéraire.

La compagnie, dans un communiqué, avait justifié son offre d’indemnisation de 3800 € en s’appuyant sur les règles issues de la Convention de Varsovie, appliquant un forfait au poids, soit 172 kg à 22 € le kilo. Cette démarche avait soulevé une vive critique : assimiler une dépouille humaine à une marchandise était largement perçu comme inacceptable et déshumanisant.

Le caractère inadapté de cette qualification juridique, pourtant toujours en vigueur dans certains régimes de transport, a été souligné. Depuis l’adoption de la Convention de Montréal du 28 mai 1999 (entrée en application dans l’UE en 2004), aucune réforme d’envergure n’a été engagée pour revoir cette approche, laissant le droit en l’état.

Si un cas similaire survenait aujourd’hui, les mêmes limites juridiques s’appliqueraient. En l’absence de jurisprudence nationale ou internationale spécifique, il est difficile de prédire l’issue d’un éventuel contentieux engagé par une famille pour obtenir réparation de son préjudice moral.

Nous pouvons également évoquer un autre cas de figure : celui d’un retard dans l’acheminement d’une dépouille, notamment lorsqu’il implique plusieurs compagnies successives. La Convention de Montréal, en son article 36, prévoit que :

« Ces transporteurs seront solidairement responsables envers le passager, ou l’expéditeur ou le destinataire. »

Cela signifie que la responsabilité est partagée entre tous les intervenants, mais que le transitaire, maître d’œuvre de l’opération, reste chargé de coordonner les recours et d'engager les démarches pour obtenir indemnisation.

Avec l’essor du transport aérien de défunts, ces situations risquent de se multiplier, notamment pour les rapatriements depuis les établissements de santé. Le nombre croissant de décès survenant dans ces structures posera inévitablement, et de manière récurrente, la question de la reconnaissance du préjudice moral subi par les familles.

Au final, cette analyse met en lumière le décalage profond entre la perception humaine de la souffrance liée à ce type d’événement et sa faible prise en compte dans l’évaluation financière du préjudice. Le cadre juridique actuel peine encore à refléter la dimension émotionnelle et symbolique de la perte d’un être cher dans des conditions aussi troublantes.

 

 

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